« Il y a un lien certain entre l’énergie et le digital » : retrouvez l’interview d’Isabelle Kocher dans Trends Tendances
19/06/2017Actualité
Vous avez pris la tête d’ENGIE à une période particulièrement bouleversée caractérisée par une transition énergétique et la transformation digitale. Comment ces deux tendances chamboulent-elles ENGIE ?
Il faut avant tout regarder le secteur et bien comprendre ce qui s’y passe. Il s’y produit depuis une dizaine d’années un changement radical qui n’a pas d’abord été mené par la technologie mais par une prise de conscience majeure qui a couvé pendant longtemps et qui a pris de l’ampleur sous l’impulsion de grands leaders d’opinions tels qu’Al Gore. Le réchauffement climatique constitue le premier défi vraiment global. C’est historique et je ne vois pas d’équivalent. Dans le cas du réchauffement climatique, n’importe quel geste réalisé par n’importe qui a un impact sur le monde. Et c’est très puissant parce que cela mène à une solidarité forcée. Le ressort fondamental n’est pas une innovation qui est arrivée un beau jour par hasard. Non, c’est une formidable volonté, partie d’Europe d’ailleurs. C’est elle qui a lancé le mouvement, avec des plans de soutien massifs aux renouvelables qui à l’époque étaient hors de prix. Le solaire était à 700 euros du MWh. C’était exorbitant. Les subsides massifs d’argent public ont amorcé la pompe et ont incité les investissements dans les technologies, ce qui a mené à une réduction de leurs coûts. Aujourd’hui les technologies dans le renouvelable deviennent compétitives. Dans certaines régions, elles se révèlent même moins chères. Au Moyen-Orient, par exemple, on compte 2,4 cents de dollar par KWh tandis que le gaz est à 5 cents de dollar. Le solaire est donc deux fois moins cher dans un pays où le gaz n’est déjà pas cher. Mais dans le cas du solaire, tout l’enjeu consiste à équilibrer la production aux moments de consommation : il faut donc combiner le solaire à des batteries. Et là, si on reste dans l’exemple du Moyen-Orient, le prix du solaire plus batterie atteint 9 cents de dollar. Mais cela baisse ; on était à 15 centimes l’année dernière. Cela pour vous expliquer qu’on voit émerger un monde qu’on qualifie, chez nous, de « trois D » pour « décarboné », « décentralisé » et « digitalisé ».
Cette tendance à la décentralisation que vous évoquiez, le fait qu’on peut désormais produire chez soi doit fortement changer les codes pour un énergéticien…
C’est très important dans notre métier. On pense, en effet, qu’une grande partie de l’énergie consommée sera produite sur le site de la consommation, chez vous à la maison… C’est un mouvement extrêmement puissant. Et les études prédisent que la moitié de la consommation sera produite sur site. Bien sûr, il y aura toujours de grandes centrales et de grands réseaux mais on verra de plus en plus de petites installations avec, par exemple, un panneau solaire, une batterie et un micro-grid. Cela nous mène au troisième « D » pour « digitalisé ». Ces petits systèmes font partie d’un monde complètement digital qui fera appel des technologies comme l’Internet des objets, la gestion de données, des softwares et les algorithmes.
Voilà des tendances qui, d’un point de vue sociétal, semblent assez positives, non ?
C’est très positif, non seulement pour lutter contre le réchauffement climatique, mais aussi pour permettre l’accès à l’énergie dans certaines régions du monde car il s’agit de systèmes flexibles que l’on peut installer rapidement. Géopolitiquement, c’est très intéressant car on se dirige vers un monde plus équilibré. Aujourd’hui quelques pays alimentent le reste du monde en énergie. Avec l’exploitation de ces gisements de renouvelables dont les prix deviennent abordables, beaucoup de pays vont avoir les moyens de leur indépendance énergétique, au moins partiellement.
Mais cela constitue aussi de gros défis pour les acteurs de l’énergie. Comment voyez-vous ENGIE évoluer dans cet univers ?
Nous avons de très gros avantages compétitifs par rapport aux autres acteurs. Nous sommes les seuls à avoir déjà un pied dans le monde du « petit ». La plupart des énergéticiens manient des grandes infrastructures, des centrales, des grands réseaux… ce que nous faisons aussi. Mais ils n’ont pas les moyens de développer facilement les petites installations. Nous le pouvons parce que sur nos 150.000 collaborateurs, 100.000 sont déjà actifs dans l’univers des services. Ils sont sur site. Or dans le monde des petits systèmes, il faut être sur place pour les installer, les maintenir, les opérer et surtout comprendre et répondre aux attentes de nos clients.
Ce ratio de deux tiers de collaborateurs dans le service, est-ce une véritable nouveauté ?
Nous avons fortement développé cette activité depuis 10 ans. Cela ne se crée pas comme cela. Il faut de l’élan. Grâce à notre présence dans 70 pays, nous avons une capacité à détecter en temps réel tout ce qui se passe partout dans le monde. Nous voulons être un leader de ce mouvement car il est fondamentalement positif, et c’est un positionnement utile qui nous fera progresser plus vite.
Néanmoins, le visage de la concurrence a totalement changé aujourd’hui et vous faites désormais face à des acteurs du numérique, à des start-up. Est-ce difficile à appréhender pour un groupe aussi gros que le vôtre ?
C’est un vrai challenge effectivement. Notre stratégie consiste à miser sur nos activités qui sont déjà dans ce monde-là. On vend d’autres actifs, ce qui nous donne des moyens considérables : nous vendons pour 15 milliards d’euros d’actifs. Et on réinvestit cet argent, et même plus puisque le plan d’investissements est de 22 milliards d’euros en trois ans, dans ces trois métiers au cœur de la transformation : le renouvelable, le gaz et les infrastructures décentralisées. Ce sont des métiers que l’on connait déjà et il ne s’agit donc en aucun cas d’un saut dans le vide. Nous investissons sur ces points forts. Il y a là un potentiel qui va faire notre croissance dans les années qui viennent. Et à côté de cela, nous investissons 1,5 milliard d’euros en trois ans dans les nouvelles technologies de l’énergie et du digital. Par exemple l’hydrogène, une technologie pas encore viable économiquement mais très prometteuse.
Justement, comment le digital impacte-t-il concrètement votre secteur d’activité et votre entreprise ?
Il y a un lien certain entre l’énergie et le digital. Prenez un building. Il a un potentiel solaire car il est exposé toutes les heures de la journée. Pour créer un système complet il faut aussi installer des batteries et connecter l’ensemble aux lampes de ce building aux data centers, etc. Tout doit être équilibré en permanence et pour gérer toutes ces données, il faut un Internet des objets puissant. Cela permet de savoir si une lampe ne fonctionne pas, s’il faut anticiper une surconsommation à un moment dans le data centers au cas où beaucoup d’ordinateurs sont connectés au même moment, etc. Par ailleurs, il faut un logiciel qui va automatiquement gérer cela et ENGIE veut être à l’origine de la création de ce logiciel. Le savoir-faire d’ENGIE est précisément d’être un intégrateur. Nous ne sommes pas un fabricant d’équipements, de panneaux solaires ou de batteries. Et nous ne le deviendrons pas. Notre savoir-faire consiste à concevoir des systèmes complets et de les intégrer. Il faut faire la même chose dans le monde décentralisé et là le logiciel est la pièce maitresse. Si vous laissez ce soin à quelqu’un d’autres, vous vous faites intermédier et le lieu de l’intégration n’est plus chez vous. Vous devenez un fournisseur de ces gens-là ce qui se révélerait dangereux. Si vous laissez ce soin à quelqu’un d’autre, vous avez perdu… Donc pour ENGIE la capacité à éditer des logiciels qui savent exactement épouser le besoin d’un client est devenu vital !
C’est dans ce cadre que vous avez créé la division ENGIE Digital ?
Oui, il s’agit de notre usine interne à logiciels. Pour cela, nous nous sommes entourés des meilleurs acteurs du secteur qui travaillent avec nos experts internes. En cyber sécurité, nous nous sommes associés à Thales. Pour le design du logiciel, nous avons choisi Accenture et sa filiale Fjord, etc. Quand nos équipes doivent écrire un logiciel, elles s’adressent à ENGIE Digital.
La crainte était-elle d’être « ubérisé » et de voir débarquer sur ces créneaux précis des entreprises du numérique ?
Il y a un vrai risque mais nous avons une longueur d’avance. En effet, un logiciel est un langage qui traduit un savoir-faire. Bien sûr, il faut apprendre à coder, mais il est plus facile d’apprendre à coder que d’apprendre l’énergie. Ensuite, notre force c’est notre portefeuille clients. Nous les connaissons, nous sommes chez eux. Pas les acteurs du numérique.
Le numérique permet aussi de faire éclore de nouveaux usages et de nouveaux modes de consommation, comme l’économie collaborative. On pourrait imaginer que des particuliers producteurs vendent, un jour, leurs surplus à leurs voisins. Est-ce une évolution que vous anticipez ?
C’est, en effet, un modèle sur lequel nous travaillons. Chez ENGIE, nous avons décidé d’appréhender l’innovation sur deux aspects. D’abord, l’innovation incrémentale. Nous travaillons, par exemple, sur la génération à venir de panneaux solaires avec Heliatek, une entreprise dans laquelle nous avons investi. Ils développent des panneaux non plus à base de silicium mais de molécules organiques. Cela se traduit par des films de plus en plus transparents qui peuvent être placés sur des façades d’immeubles. Nous en avons d’ailleurs installé sur la façade de notre centre de recherche ENGIE Laborelec. L’autre approche de l’innovation part des besoins du client. C’est le cas de ce que vous évoquez et qu’on appelle nous les « energy communities » Ce n’est pas impossible mais des questions restent ouvertes : quelle serait la gouvernance de cette communauté ? Quel moyen d’échange de paiement serait utilisé ? Comment cela s’articulerait avec un réseau traditionnel ? Nous sommes associés à un pilote à Brooklyn. Ce modèle d’energy communities est peut-être à quelques années d’ici. Il faut voir si c’est viable et sous quelles conditions.
Pour ENGIE Digital, vous vous êtes associée à de grands groupes. Mais vous vous rapprochez aussi de l’univers des start-up. A quel point est-ce important pour un géant comme ENGIE ?
C’est très important parce qu’il y a dans ce monde des start-up une force, une capacité à se dire que les choses sont possibles, un état d’esprit, qui sont extrêmement précieux. Il faut évidemment les marier intelligemment avec les forces d’une grande entreprise qui a les moyens et qui est capable de donner de l’ampleur à ces inventions. Nous pouvons leur donner accès à notre portefeuille de clients, à de nouveaux marchés. Il faut donc chercher le bon mariage. Nous nouons soit un partenariat, soit nous prenons une participation au capital dans un modèle de venture capital, soit nous les acquérons. Nous travaillons sur tous les modèles en fonction des sujets. Mais ce bouillonnement-là nous fait énormément de bien.
Comment veillez-vous à travailler avec ces jeunes pousses tout en préservant l’esprit start-up ?
Il ne faut pas priver ces entrepreneurs de leur capacité à prendre des décisions, c’est leur fibre principale. Si vous les noyez sous des process dans un grand groupe, vous les tuez directement. Il faut régler cela. C’est compliqué et nous n’avons pas eu que des expériences heureuses, très honnêtement. Mais je pense que nous progressons bien, en regardant en face cette difficulté que toutes les grandes organisations rencontrent.
Et où en êtes-vous dans cette course aux licornes que vous dites vouloir faire émerger ?
Ce n’est que le début. Mais je pressens que, dans certains domaines comme celui de l’hydrogène, il y a potentiellement des business très important. De même que dans la mobilité verte. Le transport reste à 90% à base de pétrole et de ses dérivés. Ce marché est considérable et il faut y développer des business model correspondants. D’ailleurs, au travers de la société néerlandaise EV-Box que nous avons rachetée, nous sommes devenus N°1 des stations de recharge électriques pour véhicules légers avec 45.000 stations installées et un plan de développement très ambitieux. Donc oui, il y a des licornes en vue. A nous de trouver les bons business model.
Ces évolutions et cette présence de plus en plus marquée dans le digital ont-elles poussé ENGIE à recruter des types de compétences totalement nouveaux pour un énergéticien ?
Oui. Il y a des domaines entiers dans lesquels nous sommes allés chercher des compétences à l’extérieur, notamment dans les « data science » et dans le domaine du digital plus largement, c’est évident. Sur le plan technique, assez peu de compétences doivent être trouvées en dehors de l’organisation. Mais l’enjeu RH est moins technique que culturel. On voit bien que gérer un système intégré dans un building ou faire tourner une grande centrale c’est radicalement différent. Dans les services décentralisés, il faut s’adapter vite, être agile et centré sur le client. C’est une culture plus entrepreneuriale aussi. Il faut donc être rapide dans ses décisions et être à l’affut de toute évolution technologique. Voilà l’enjeu. Deux tiers de nos collaborateurs ont déjà cette culture. Donc il faut faire en sorte que cette culture-là imprègne l’ensemble.
On parle beaucoup d’une nouvelle innovation susceptible de bouleverser totalement le monde du travail : l’intelligence artificielle (IA). Vous attendez-vous à ce qu’elle transforme également un groupe comme ENGIE ?
Oui, l’intelligence artificielle va pénétrer ce secteur comme tous les autres. Mais je ne vois pas de dimension particulière à l’énergie. Autant les technologies que je viens d’évoquer ont provoqué ce shift majeur qu’on est en train de vivre, autant l’intelligence artificielle va nous toucher comme tout le monde. Mais oui, bien sûr, il faut apprivoiser ces sujets.
Pensez-vous qu’à l’avenir, les entreprises seront gérées par quelques humains et beaucoup de robots ?
L’intelligence artificielle va remplacer des emplois. C’est certain. En revanche, notre secteur est un secteur où globalement, le nombre de collaborateurs augmente. Car ce monde décentralisé est très people intensive. ENGIE va faire croître son nombre de collaborateurs au cours du temps. C’est écrit. Il faut des gens pour installer ces systèmes, des gens pour vérifier que cela fonctionne, etc. Avant de faire installer tous ces équipements par des robots, il va se passer du temps. Donc c’est un secteur qui va créer des emplois, mais selon une répartition différente. Le gros enjeu chez nous consiste donc à promouvoir la mobilité interne pour que les gens puissent adapter leur savoir-faire et se positionner là où il y a des besoins. Voilà pourquoi nous investissons beaucoup en formation : 300 millions d’euros en trois ans. La formation reste l’outil le plus important pour soutenir la mobilité interne de nos collaborateurs.