Le tournant énergétique en Allemagne – un exemple à suivre ou une voie à éviter ? Jacques Maire, Directeur général honoraire de Gaz de France
27/06/2018Actualité
Lorsque on évoque la politique énergétique allemande, tout le monde dit que c’est un exemple, mais pour les uns c’est l’exemple à suivre, pour les autres c’est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire.
Tout dépend en fait des objectifs examinés.
L’Allemagne s’est fixé en fait deux orientations antagonistes
- Sortir du nucléaire, ce qui veut dire abandonner une énergie non carbonée
- Lutter contre le réchauffement climatique, c’est-à-dire avoir recours à des énergies non carbonées
avec bien sûr la continuité de la fourniture électrique.
Le bilan énergétique allemand comprend une part d’énergie fossile bien plus importante, en particulier pour la production électrique, que le bilan français. Les émissions de CO2 sont de 9t par an et par habitant contre 5t en France (2013).
L’Allemagne s’est dirigée avec force vers les énergies renouvelables qui ont donc connu une forte progression, mais connait un échec dans la réduction des gaz à effet de serre, ce qui explique les opinions contradictoires ci-dessus.
Mais que ce soit l’un des objectifs ou l’autre, le marché ne permet pas de l’atteindre et l’intervention de l’Etat est indispensable. L’effort a été considérable comme on le verra plus loin ; la bonne santé de l’économie allemande l’a permis. En raison de l’effet de la catastrophe de Fukushima sur l’opinion publique, la pertinence de ce choix n’a guère été mise en cause.
Tout dommage mérite réparation
Pour l’arrêt du nucléaire, c’est une décision politique, dont le coût économique est la perte complète de la valeur du patrimoine représenté par les centrales nucléaires.
C’est pour les actionnaires des sociétés électriques une perte sèche, sauf compensation.
Pour donner des ordres de grandeur, l’action de RWE évoluait aux environs de 80 euros en 2010, elle était vers 10 en 2017; de même pour EON, ces chiffres étaient 40 et 10.
Il est vrai qu’il n’y a pas seulement dans ces chiffres la perte du nucléaire, mais les conséquences de la désorganisation complète du marché de l’énergie européen due aux excès de capacités intermittentes, éolien et solaire, avec priorité d’accès au réseau sur toutes les autres productions.
La Cour Suprême a décidé que les propriétaires avaient le droit d’être indemnisés des conséquences de cette décision politique. Les montants ne sont pas encore fixés mais pourraient se compter en milliards d’euros pour le budget de l’Etat ; la décision est prévue en 2018.
Dans ses principes, la politique allemande en dehors du nucléaire n’est pas très différente de celle des autres pays; c’est par l’ampleur des changements qu’elle se distingue, en particulier pour les énergies renouvelables.
L’efficacité énergétique dans la transition énergétique : une œuvre de longue haleine
Pour l’efficacité énergétique, les courbes France et Allemagne de l’intensité énergétique[1] sont quasiment superposées, c’est-à-dire que les actions ont des résultats similaires. Le rythme de rénovation des logements anciens parait cependant nettement supérieur aux réalisations françaises.
Dans les deux pays, l’Etat agit par des subventions, des prêts bonifiés et des exonérations fiscales, sans parler des normes et règlements, et ce non seulement pour les logements, mais pour l’ensemble des systèmes énergétiques..
Les procédures allemandes semblent plus simples car basées en grande partie sur la banque Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) qui reçoit une dotation annuelle (1milliard d’euros) pour faciliter la transition énergétique par des prêts à taux très réduit.
Les procédures françaises sont plus éparpillées, il n’y a qu’à voir les 17 lignes de la déclaration de revenu consacrées aux économies d’énergie!
Les crédits d’impôts en France pour la transition (l’action a commencé en 1975) s’élèvent à environ 1,5 milliards d’euros pour les logements.
Dans la transition énergétique, l’efficacité énergétique est sans doute le problème le plus difficile, car il ne s’agit pas de se mettre d’accord entre experts supposés raisonnables, mais de convaincre des millions d’individus pour qui l’énergie n’est qu’une utilité, les dépenses correspondantes étant en concurrence avec des projets beaucoup plus attirants.
Quand le bénéfice est là, les volontaires aussi
Pour les énergies nouvelles l’Allemagne se distingue par l’ampleur du développement.
La puissance installée en éolien en Allemagne est aujourd’hui de 50000MW contre 14000 MW en France.
En solaire l’Allemagne a une puissance installée de 40 000MW environ contre 6000 MW en France.
Pourtant le démarrage des programmes se situe dans les deux cas vers l’an 2000 et les mécanismes d’aide ont eu jusqu’à une date récente les mêmes philosophies ; ils étaient basés sur un prix garanti et une priorité d’accès au réseau.
Les énergies nouvelles en Allemagne ont plusieurs avantages par rapport à la France.
Le premier est une plus grande motivation de l’opinion publique : il n’y a pas de réelle opposition politique sur la politique suivie et les citoyens supportent les éoliennes.
Le deuxième est l’implication des collectivités locales avec les Stadtwerke qui sont à l’origine de près de 1500 installations, comparées à moins de 200 en France[2].
Le troisième est l’implication des citoyens qui apportent une grande partie du financement sous forme de coopératives (plus de 1000). Plus de la moitié des installations appartiennent à des personnes privées dont en particulier les agriculteurs; plus de 100 milliards d’euros ont été collectés.
Le tout est appuyé par la KfW qui apporte des financements à faible taux (1%) et des garanties.
Mais ils ne suffisent pas à expliquer la différence, il faut revenir à des notions plus terre à terre, c’est-à-dire aux prix. Les acteurs viennent quand les affaires sont bonnes. Dans les deux pays, se lancer dans les ENR est une bonne affaire (si le projet est bien étudié et réalisé).
Déjà en France la Cour des Comptes a jugé que le système de support financier était trop généreux, il l’est pourtant bien moins que l’allemand.
Il est difficile de faire des comparaisons précises car les deux pays n’ont pas fait des modifications aux mêmes dates et les seuils techniques ne sont pas les mêmes.
Mais on chercherait en vain un cas où les aides allemandes seraient inferieures aux aides françaises.
Pour l’éolien terrestre, le tarif garanti actuellement est de 82 euros par MWh en France contre plus de 90 en Allemagne
Pour le solaire c’est plus compliqué, car la politique française a été plutôt une valse-hésitation. Un prix de 152 euros par MWh en 2002, prix double en 2006, puis 250 ou 580 en 2010, maintenant un prix de 285 ou145 ou 75 suivant l’intégration aux bâtiments.
En Allemagne, jusqu’en 2008, le prix est supérieur à 500 euros par MWh pour toutes les installations, il diminue ensuite jusqu’un peu au-dessus de 300; en 2017, plusieurs catégories d’installations sont établies avec des prix de 330, 320 et 227 euros par MWh.
En 2017, la subvention moyenne allemande pour le solaire a été de 260 euros par MWh contre 140 en France.
Ce soutien a été pour l’essentiel supporté par les consommateurs domestiques qui paient leur électricité deux fois plus cher qu’en France.
Sans frein tout système s’emballe
Quand on offre la possibilité de faire des opérations sans risque et très rentables, les volontaires ne manquent pas. On l’avait vu avec les prix de la politique agricole commune qui conduisait surtout à gérer des surplus.
Les puissances se sont envolées mais les dépenses aussi, au point que dans l’ensemble des actions publiques ces dépenses représentent un poste très important.
La dérive était non contrôlable puisqu’on travaillait à « guichet ouvert », mais, en plus, le programme était sympathique aux contribuables et la perception était sans douleur.
En France ces dépenses publiques n’entraient même pas dans la discussion budgétaire, ce qui fait qu’il n’y avait même pas un souci politique devant l’accroissement des dépenses. En Allemagne le mécanisme était une taxe, donc elle était examinée par le Parlement.
Pour illustrer cette situation, les sommes allemandes, de l’ordre de 25 milliards d’euros par an, sont supérieures aux dépenses fédérales pour la recherche et l’éducation; elles représentent plus de 60% du budget de la défense.
Des constatations analogues peuvent être faites en France : alors que le compte transition énergétique est de l’ordre de 10 milliards d’euros (60 % pour les ENR), le budget de la justice est de 7 milliards d’euros !
La France devrait être plus sensible à ces aspects car les prélèvements obligatoires sont de l’avis unanime trop élevés et le budget en déséquilibre.
Cette dérive a finalement interpellé les responsables politiques, et le gouvernement allemand a modifié le système en 2014, dans l’espoir de le maitriser. L’idée était de faire diminuer le coût, l’objectif est de faire baisser le prix du MWh d’ENR de 30%.
Le gouvernement se fixe des objectifs par filière avec l’idée de diminuer les aides si le développement dépasse les prévisions.
Il passera progressivement des prix garantis à des primes par kWh avec des procédures d’appel d’offres pour les déterminer. Ceci doit permettre de tenir mieux compte des progrès techniques.
Les avantages réservés aux industries électro-intensives et à l’autoconsommation ont été révisés à la baisse dans leurs montants..
Des diminutions de prix fortes ont été constatées puisque les derniers appels d’offres solaires ont conduit à environ 90 euros par MWh et les derniers appels d’offres éoliennes offshores conduisent à une moyenne de 65 euros par MWh.
Ceci permet donc de freiner la progression des dépenses, mais les engagements passés devront être tenus, ce qui correspond à 300 milliards d’euros d’ici 2022 !
En France, un cheminement semblable est fait avec une profonde réforme des procédures budgétaires, dans le sens d’un renforcement du rôle du Parlement.
Il ne faut pas oublier les à-côtés
L’effort en faveur des ENR comporte d’autres aspects :
- La nécessite de concevoir, de financer et de construire les réseaux de transports adaptés à la localisation et à la variation aléatoire de la production
- Le développement de stockages
- La recherche et développement
Pour le transport, on estime à 32 milliards d’euros d’ici 2022 les investissements à faire dans le réseau de transport, car les zones des ENR et les zones de consommation sont éloignées et les productions intermittentes. Encore faut-il que des oppositions n’empêchent pas la construction, les pylônes semblant moins aimés que les éoliennes !
Quant aux stockages, les solutions à grande échelle restent à concevoir, en supposant qu’on puisse arriver à des coûts supportables. Une action a été lancée en Allemagne d’abord avec des subventions à l’investissement (20% puis 10%) puis maintenant avec des facilités au remboursement de prêts (pilotage par KfW);une provision de 30 millions d’euros est destinée à cette action, ce n’est que le début.
Pour la recherche et le développement, les efforts publics allemands sont relativement limités, 500 millions d’euros environ contre 1 milliard par an en France, dont il est vrai la moitié environ va au nucléaire
Que ce soit dans un pays ou dans l’autre ou au niveau européen, l’effort de recherche tient une faible part dans les dépenses totales.
Le budget européen pour la RD en énergie, en dehors d’Euratom, est pour la période 2014-2020 de 5,7 milliards d’euros.
L’Allemagne s’est lancée « à corps perdu » dans la transition énergétique avec un résultat coûteux pour le consommateur et inefficace pour le changement climatique mais avec un réel développement des ENR.
Comme dans tous les pays, la politique énergétique manque d’une réflexion sur les priorités.
Priorités entre la politique énergétique et les autres politiques, sécurité, santé, éducation, etc.
Priorités à l’intérieur de la politique énergétique en hiérarchisant les différents objectifs avec à l’esprit le changement climatique et le rapport qualité /prix des différentes actions possibles.
[1] L’intensité énergétique désigne le rapport entre la consommation d’énergie et le PIB.
[2] En France, les collectivités locales n’ont pas les pouvoirs des Stadtwerke allemands, qui ont la responsabilité de la distribution de l’électricité et du gaz sur leur territoire.